Il n’est point exagéré de dire qu’aujourd’hui dans notre pays, la République Centrafricaine, la sorcellerie est un véritable fléau, car il ne se passe pas un seul jour sans que l’on n’assiste à une affaire touchant à la sorcellerie. Les journaux et les ondes des radios signalent régulièrement des cas qui connaissent souvent une issue dramatique. C’est que la population centrafricaine règle les affaires de sorcellerie par la justice privée : « Au nom de la sorcellerie, je te tue ». En effet, lorsque quelqu’un est accusé de sorcellerie il est livré à la vindicte populaire : la population se rue sur lui pour le rosser jusqu’à ce que mort s’en suive, sans se poser la question de savoir si cette accusation est fondée.
La stupeur a gagné la ville de Bouar (nord ouest) après qu’une femme a été lapidée pour avoir prétendument été une sorcière. Ici à Bangui, la presse a rendu compte abondamment d’une séance qui s’est déroulée au quartier Ngaragba le 1er juillet dernier, au cours de laquelle, un tradipraticien a éventré deux enfants, un garçons de 14 ans et une fille de 12 ans, pour ôter de leur ventre « les éléments» qui font d’eux des sorciers. Et rares sont les semaines, où dans les medias, on n’évoque pas des affaires de sorcellerie. Si bien que de plus en plus, des associations de femmes, des médias, des éducateurs, des avocats, des associations de droits de l’homme, des institutions publiques et privées, s’investissement pour lutter contre ces pratiques et surtout réfléchir sur la manière dont le droit moderne peut les traiter.
La croyance en la sorcellerie est un véritable danger pour la l’ensemble de la population en Centrafrique. Couplée à la pauvreté, elle pourrait être la fin des tentatives de progrès des africains. Les centrafricains croient en la sorcellerie.
Dans le numéro 2 de la revue centrafricaine d’anthropologie, Emile Ndiapou, anthropologue, écrit : « En Centrafrique, un sorcier est une personne qui a deux estomacs dont l’un servirait à digérer les aliments et l’autre à abriter un animal : un hibou, un chat, une grenouille, un coq, parfois même un serpent. Ce sont, le plus souvent, des animaux émettant des sons qui habitent le ventre des sorciers. Vous comprendrez pourquoi le miaulement du chat, le hululement du hibou, le coassement du crapaud, en pleine nuit, font peur car ils annoncent le passage ou l’arrivée d’un sorcier qui s’apprête à faire du mal à quelque habitant de la maisonnée ou bien du quartier. A ce moment-là, on se met sur ses gardes. »
Comment justifier rationnellement une pratique culturelle inhibitrice telle que la sorcellerie, qui remonte à des milliers d’années et ne s’en ira pas de sitôt? Comment lutter efficacement contre cette croyance et ces pratiques dans une société qui considère généralement que la mort est provoquée par un maléfice. Elle est rarement un fait normal et naturel.
L’incident de Bouar renverse l’observation du penseur et maître d’Athènes, Périclès il y a 2.500 ans selon qui « toutes bonnes choses affluent dans la ville ». Dans la mise à mort de la sorcière présumée, « toutes mauvaises choses affluent dans la ville » apparemment aussi. Si les gens instruits et les ignorants croient à la sorcellerie, qui va résoudre le problème de la sorcellerie ?
Radio Ndeke Luka a ouvert le débat. Samedi 9 juillet 2011, son émission « Patara » a posé le problème de l’intervention de la justice et du droit moderne, de la responsabilité qui est celle des associations de défense des droits de l’homme dans ce domaine.
La croyance en la sorcellerie est intellectuellement et moralement dangereuse. Elle brouille l’esprit, en Centrafrique comme ailleurs, ce qui le rend ingérable. De plus en plus, autorités, associations de défense des droits de l’homme et leurs partenaires tentent d’intellectualiser la réflexion sur cette pratique de manière critique, par les droits de l’homme, l’égalité, la démocratie, les libertés, la justice et l’État de droit.
Force est de reconnaître qu’aujourd’hui, le fait est que la loi centrafricaine reconnaît la sorcellerie et la réprime.
En effet, l’article 162 du Code pénal centrafricain stipule : « Sera puni d’un emprisonnement de 5 à 10 ans et d’une amende de 100.000f à 1.000.000f CFA quiconque se sera livré à des pratiques de charlatanisme ou de sorcellerie susceptible de troubler l’ordre public ou de porter atteinte aux personnes ou à la propriété ou aura participé à l’achat, à la vente ou au don des restes et ossements humains ». Quant à l’article 162 bis, il ajoute : « Lorsque les pratiques définies auront occasionné des blessures graves ou des infirmités permanentes, la peine sera celle des travaux forcées à temps. Lorsqu’il en sera résulté la mort les auteurs seront punis de la peine de mort ».
L’application de ces dispositions soulève un grave problème, celui de la preuve: le jugement se fait surtout d’après la conviction du juge et à partir de certains éléments tels que les ordalies (ossements humains, et toute autre chose insolite) trouvés chez l’accusé. En plus de cela, les juges tiennent compte de l’aveu de l’accusé qui est d’ailleurs extorqué au niveau de la population et du Commissariat ou les accusations d’un devin ou les délires d’un malade ou les preuves des plaignants qui se servent des rêves, des disputes antérieures ou tout autre chose ayant un rapport direct avec l’accusé et l’accusateur.
N’est-ce pas là une des raisons de l’inefficacité de la justice d’Etat et, partant, la montée en puissance de la justice populaire ?
La principale raison de cette situation est l’affaiblissement de l’autorité politique qui est d’ordre moral (manque de confiance) et d’ordre matériel (insuffisance du budget de fonctionnement de la justice et du nombre des magistrats, délabrement des établissements pénitentiaires…)
En effet, la défaillance de l’autorité politique influe sur la perception que les Centrafricains ont de la justice d’Etat. Celle-ci manque de lisibilité car la population ne comprend pas les exigences de la loi. La Justice d’Etat, à cause de sa propre logique, devient encore plus opaque pour le commun des mortels. Elle est parfois source d’embarras pour les magistrats eux-mêmes qui doivent faire la synthèse de deux systèmes diamétralement opposés : affirmer le droit d’un côté et, de l’autre, reconnaître au phénomène de la sorcellerie un caractère délictueux au même titre que le meurtre. Cet exercice de grand écart met la justice dans une situation très embarrassante et on comprendra ici parfaitement ce magistrat qui déclare : « Parfois, il nous est difficile de prouver les faits ; mais des circonstances précises peuvent aussi démontrer, sans ambiguïtés, la culpabilité d’un individu ». Il est demandé au magistrat de rendre justice, de dire la loi en s’appuyant sur des faits irrécusables. Or, le droit centrafricain, en reconnaissant la sorcellerie, lui demande de juger des faits dont il lui est impossible d’apporter la moindre preuve.
Les pouvoirs politiques devraient se montrer fermes vis-à-vis du phénomène de la sorcellerie, lequel ne devrait pas être cautionné par une attitude ambiguë, c’est-à-dire accepter le principe du droit et en même temps reconnaître la légalité de la sorcellerie. Il incombe aux autorités publiques de tout mettre en œuvre à travers l’éducation, pour affranchir le peuple du joug des obscurantismes. En effet, la société centrafricaine doit arriver à discerner ce qui est fécond de ce qui est stérile dans les croyances ancestrales. Les valeurs positives, contenues dans celles-ci devraient être sauvegardées et enseignées aux générations montantes.
L’Etat centrafricain a le devoir de libérer le peuple désemparé pour le placer durablement sur la voie du développement. Il devrait lui inculquer les valeurs nouvelles fondées sur les principes du droit et de la loi et non sur les croyances en la sorcellerie et les assassinats qui découlent de ces croyances. Ceci suppose une politique cohérente et volontariste engageant au premier plan les ministères de l’éducation nationale, de la justice et de l’intérieur. Des notions d’anthropologie devraient, par exemple, être introduites dans la formation de juges centrafricains.
En conclusion, il faut rappeler cette citation du philosophe Pascal. En plein siècle des lumières, il affirmait : « il y a deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison ». Où nous situons-nous quand il s’agit de sorcellerie ?