15/10/2020 PAR JOE BINGUIMATCHI ET EPHREM RUGIRIRIZA, JUSTICEINFO.NET
C’est une situation inédite en justice internationale. Officiellement, une quinzaine de suspects sont en détention provisoire à la Cour pénale spéciale de Centrafrique. Mais ce tribunal mixte, employant des magistrats nationaux et internationaux, garde secrète l’identité de ces personnes. Un choix critiqué à l’intérieur du pays comme à l’étranger.
Créée par une loi de juin 2015, la Cour pénale spéciale de Centrafrique (CPS), chargée de juger les graves violations des droits humains et du droit international humanitaire commises depuis 2003, n’a encore ouvert aucun procès et le plus grand secret entoure ses enquêtes. On sait seulement que des suspects ont été arrêtés à sa demande. « Il y a, à ce jour, une quinzaine de personnes qui sont en détention provisoire. Il s’agit principalement des personnes qui ont été arrêtées dans les incidents de Lemouna, Koundjil, Bohong, Ndélé et Obo. Elles sont en détention provisoire dans les maisons carcérales de Ngaragba et ses annexes du Camp de Roux. Certaines le sont depuis mai 2020, d’autres depuis juillet 2020 », indique Théophile Momokoama, porte-parole de la CPS. Mais d’autres sources à Bangui parlent d’une vingtaine de détenus (voir encadré). On ne sait ni leur nombre exact, ni leurs noms. Une situation inédite devant un tribunal soutenu par l’Onu.
NICOLAS TIANGAYE : « CE N’EST PAS NORMAL ! »
La cour refuse de divulguer l’identité de ses détenus, arguant de l’insécurité régnant dans le pays, dont la plus grande partie est sous le contrôle de groupes armés. Un choix dont s’inquiète Amnesty International, qui s’apprête à publier un rapport sur la justice en République centrafricaine (RCA). « Amnesty International n’a pas plus d’informations que le grand public concernant les personnes détenues pour le compte de la CPS. C’est la première fois qu’un tribunal international ou un tribunal hybride opère avec si peu de transparence », confie Alice Banens, conseillère juridique de l’ONG de défense des droits de l’homme.
« Ce n’est pas normal ! », s’insurge Nicolas Tiangaye, avocat et ancien premier ministre de RCA. Rien, selon lui, ne justifie une telle opacité. « Le secret concerne le contenu de l’instruction, pas l’identité des personnes poursuivies. On peut comprendre cela pour les témoins mais pas pour les accusés », estime-t-il. L’ancien bâtonnier, qui a également officié comme avocat de la défense au Tribunal pénal international pour le Rwanda, y voit une violation du principe de la publicité de la justice. « Incroyable, absolument curieux ! », renchérit l’avocat français Vincent Courcelle-Labrousse, habitué des tribunaux internationaux. « Cela veut dire qu’on détient des gens secrètement ! »
Théophile Momokoama souhaite rassurer. « Toutes ces personnes sont assistées d’avocats, dans certains cas commis d’office par la Cour parmi les avocats inscrits au barreau de Centrafrique. Elles reçoivent effectivement la visite des membres de leurs familles », déclare-t-il. « Le contexte de la mise en œuvre de la CPS n’est pas le même que ceux de beaucoup des juridictions de ce type. Le conflit se poursuit en Centrafrique, les seigneurs de guerre qui sont potentiellement visés par certaines poursuites sont encore puissamment en contrôle de pans entiers du territoire national et ils gardent une capacité de nuisance que l’acteur judiciaire ne peut ignorer », justifie-t-il. « C’est pour cela qu’au stade actuel des procédures, l’identité des personnes mises en cause, suspectées, n’est pas dévoilée. Par contre, leurs avocats interagissent avec les cabinets d’instruction et le parquet spécial de façon fluide, garantissant tous les droits », ajoute-t-il.
Pour justifier le maintien sous scellé de l’identité de ces détenus, Momokoama invoque l’article 71 du Règlement de procédure et de preuve de la Cour. Ce dernier dispose que « toute personne qui concourt à la procédure d’instruction est tenue au secret professionnel ». Ce règlement insiste, en d’autres dispositions, sur la protection des témoins et victimes, voire du personnel de la cour, mais il ne mentionne nulle part de façon univoque le recours à la non-divulgation de l’identité des suspects.
UNE ERREUR, SELON L’UPC
Selon l’enquête menée par Justice Info, il y a eu d’abord la mise en détention de trois premiers individus – sur lesquels rien ne filtre mais qui survient après le dessaisissement par la justice ordinaire au profit de la CPS du dossier des massacres de Kundjili et Limouna, commis en juillet 2019 par des membres du mouvement 3R dans la région de Paoua. Un deuxième groupe de détenus a suivi, composé de neuf individus, dont Azor Kalité, un ancien membre des Forces armées centrafricaines (FACA) qui avait rejoint la Seleka, coalition rebelle armée ayant brièvement conquis le pouvoir en 2013. Kalité serait poursuivi pour l’attaque menée le 29 avril 2020 contre la ville de Ndélé (nord-est), au cours de laquelle une vingtaine de personnes avaient été tuées et plusieurs autres blessées. Lors d’une visite la semaine dernière à la prison de haute sécurité du camp de Roux, réhabilitée et gardée par des Casques bleus burkinabés, l’homme a semblé en bonne santé. Il a assuré que les conditions de détention étaient bonnes et qu’il recevait des visites de membres de sa famille, lui apportant même parfois de la nourriture. Seul problème : l’assistance légale. L’avocat qui lui avait été commis d’office, dit-il, a quitté le Barreau après avoir trouvé un emploi dans une ONG. La famille a alors choisi deux autres avocats mais ces derniers n’ont pas encore rencontré le détenu.
Un troisième groupe de neuf individus comprend des personnes présentées comme des membres de l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), un des groupes armés encore actifs. Ils ont été arrêtés à la suite d’une attaque, en mai dernier, sur la ville d’Obo, située dans l’extrême sud-est du pays. Contacté par Justice Info, l’État-major de l’UPC affirme cependant qu’il ne s’agit pas de ses combattants mais plutôt de commerçants, bergers, artisans, et chauffeurs de taxi-moto. Pour l’UPC, les enquêtes prouveront que la CPS a commis une erreur dans ce cas précis. D’autres sources à Bangui, dans le milieu des ONG de défense des droits humains, indiquent qu’il n’est pas exclu que certains détenus provisoires de la CPS soient d’ailleurs libérés, faute de preuves.
NOUVEAUX RETARDS DANS LES PROCÈS
Sur la liste, figurerait également le « général » Zakaria Mahamat, considéré comme le numéro 2 de l’UPC. Son arrestation a été annoncée début septembre par le procureur général près la Cour d’appel de Bangui, Eric Didier Tambo, qui n’a cependant pas précisé si le suspect était recherché par la CPS ou par les autres tribunaux du pays. Mahamat est soupçonné d’avoir joué un rôle dans l’enlèvement, le 14 août dernier, dans la localité de Mboki, en préfecture de Haut-Mbomou (sud-est de la RCA), de deux agents recenseurs, six agents du programme de vaccination, un médecin et un député.
« Vu l’état d’avancement de certains dossiers », assure Momokoama, l’identité des détenus sera rendue publique « le moment venu ». Selon lui, « les premiers procès étaient projetés pour la fin de cette année ou le début de l’année prochaine, mais la pandémie de COVID-19 et les mesures restrictives qui ont été édictées ont impacté de façon significative le rythme de travail des acteurs judiciaires quant au déploiement des équipes d’enquêtes et aux auditions des témoins et victimes. Au mieux, les premiers procès pourront avoir lieu au cours du premier trimestre de 2021, sinon un peu plus tard », espère-t-il. Tout en disant comprendre l’impatience des Centrafricains, il rejette les accusations de lenteur souvent formulées contre la CPS. « A dire vrai, il n’y a pas de retard au regard du début des enquêtes qui ont démarré en janvier 2019. Comparaison n’est pas raison, mais comparativement aux juridictions similaires chargées de poursuivre et juger les auteurs des crimes internationaux (génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité), la CPS avance à un bon rythme. »
En réalité, hormis la Cour pénale internationale et le Tribunal spécial pour le Liban, tous les tribunaux internationaux ou mixtes contemporains avaient déjà ouvert leur premier procès cinq ans après leur création.
DÉTENTIONS PROVISOIRES : LE DÉCOMPTE NON-OFFICIEL
Selon notre décompte, jusqu’à vingt-deux personnes auraient été placées depuis la mi-2019 en détention provisoire par la Cour pénale spéciale (CPS), sans communication de l’identité de ses personnes. Une exception au principe commun de la publicité de la justice.
PAOUA :
Le 6 août 2019, dans un communiqué, le bureau du procureur spécial annonce qu’il a obtenu du parquet de Bangui le dessaisissement du dossier des crimes commis dans trois localités de cette sous-préfecture (Lemouna, Koundili et Bohong).
Le 20 février 2020, sans faire publiquement de lien avec le dossier Paoua, la CPS annonce, dans un communiqué publié lors de la sortie d’un film de sensibilisation, qu’elle a placé 3 personnes en détention provisoire et que leurs dossiers sont à l’instruction.
NDELE :
Le 8 mai 2020, le bureau du procureur spécial annonce « sa demande de dessaisissement du dossier [ouvert par le parquet général de Bangui] au profit de la Cour pénale spéciale ». Le porte-parole de la Mission des Nations unies en Centrafrique nous précise alors que 9 personnes ont été arrêtées à Ndélé « à la demande de la CPS ». Leur chef, Azor Kalité, serait accusé pour l’attaque de la ville, le 29 avril, qui a fait 21 morts.
OBO :
Le 25 mai, le bureau du procureur spécial annonce que 9 combattants du groupe armé de l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC) « ont été arrêtés et conduits au siège de la CPS pour des besoins d’enquête », suite à des attaques généralisées et systématiques sur la population civile. Selon l’UPC, ces hommes ne seraient pas des combattants et leur arrestation serait une erreur de la CPS.
La dernière personne, arrêtée à Bangassou et transmise à la CPS selon une source proche de la gendarmerie nationale, serait le ‘général’ Zakaria Mahamat, de l’UPC, arrêté par les Forces armées centrafricaines et accusé d’avoir participé à des attaques perpétrées à Obo.
Certaines des personnes arrêtées par la CPS ont pu être libérées par la suite, ou voir leur dossier transféré devant les juridictions ordinaires. Si la CPS a été créée au sortir de la guerre civile de 2013-2014 pour juger les auteurs des crimes les plus graves commis depuis le 1er janvier 2003, aucune de ces arrestations ne semble traiter de faits antérieurs à l’année 2019.